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20 Minutes France
Comment les trois singes de la sagesse se sont
invités dans vos iPhone
HIGH TECH On a retrouvé les fans les plus fervents des
trois singes de la sagesse. Ils nous racontent leur histoire, de
Confucius au Japon du XVIe siècle. Ces emojis
ne sont peut-être qu'un détail pour vous, mais pour eux...
Annabelle Laurent
Publié le
22/12/16 à 12h28 — Mis à jour le 25/12/16 à 23h27
«Ne pas voir le mal, ne pas dire le mal, ne pas
entendre le mal». — BB
Celui qui se
cache la bouche peut signifier un «oups, je crois que j’en ai trop
dit». Celui qui se bouche les oreilles un «ne me spoile
pas Westworld
ou
je t’assassine» (mais dit avec le sourire). Celui qui se masque les yeux peut
exprimer l’embarras de façon mignonne.
Voilà
le message que nous réservons la plupart du temps à ces trois fabuleux
emojis, échangés par SMS des milliers
de fois par jour. Souvent sans penser le moins du
monde aux trois singes de la sagesse qu’ils représentent: Kikazaru (le
sourd), Iwazaru (le muet) et Mizaru (l'aveugle). C'est mal. On va même vous
dire: ils méritent mieux.
Preuve
de l'ignorance sur le sujet, en mai dernier, plus de 200.000 personnes s’étaient affrontées avec rage et
passion sur Twitter: devait-on voir un
seul singe, ou trois singes différents?
Voici
donc venu le temps des vraies questions. Ces singes, qui sont-ils, quels sont
leurs réseaux?
12.000
singes au sous-sol
Sur
les internets, des dizaines d’explications se contredisent. Le
5e résultat sur Google nous conduit sur un site où le sujet n’est
vraisemblablement pas pris à la légère: Three-monkeys.info leur
est intégralement dédié.
«Saviez-vous
que les singes de la sagesse sont des objets fréquemment
collectionnés ? Et que les collectionneurs organisent des
rencontres en Europe et aux Etats-Unis?», lit-on dans le mot d’accueil signé
d’un certain Emil Schuttenhelm.
On
ne savait pas, donc on appelle Emil. Emil Schuttenhelm a 76 ans. Il n’a pas
de smartphone. Donc pas d’emojis. Mais chez lui en Suisse allemande, au sous-sol
de sa maison, les trois singes sont partout. Trois multipliés par 4.000 très
exactement: le nombre de pièces de sa collection, qu’il accumule
consciencieusement depuis un voyage d’affaires en 1978. «J’étais à
Hong-Kong quand je les ai aperçus dans la vitrine d’une rue commerçante.
C'était une petite figurine, faite de racine de chou rouge. Je l’ai ramenée
dans ma valise, puis des amis ont commencé à m’en offrir. J’en ai cherché
d’autres dans des brocantes, puis sur eBay… Je les trouvais tellement surprenants,
assis côte à côte, chacun avec leur geste: je n’avais jamais vu rien de
tel. J’ai commencé à m’intéresser à leur origine, auprès d'experts japonais que
j'ai rencontré là-bas. Au bout de quelques années, j’en savais tellement que
j’ai voulu écrire un livre. A la place, j’ai finalement ouvert un
site.»
Ils sont - three-monkeys.info
Partout - three-monkeys.info
Comment
sait-il alors qu’il détient la bonne version de
l’histoire? Réponse: «Disons que ça m’occupe depuis 40 ans
maintenant… ». Bien avant que Kim Kardashian n'en fasse des Gifs.
C’est
confus sans Confucius
«La
confusion vient du fait que l’on confond le message avec le symbole des
singes lui-même», explique-t-il. La plus ancienne trace connue du message est
à trouver dans les Entretiens de Confucius, écrits entre
479 av. J.-C. et 221. Le philosophe chinois écrit:
«Ce
qui est contraire à la bienséance, ne le regarde pas, ne l'écoute pas ; ce
qui est contraire à la bienséance, n'en parle pas et n'y commets pas tes
actions.»
«Ce
message est ensuite devenu un élément important du culte Koshin [probablement
importé de Chine et parvenu au Japon au 8ème isècle]». Selon cette croyance,
des vers malfaisants nommés Sanshi habitent le corps de chaque être humain et
rendent compte lors de la nuit de Koshin, tous les 60 jours, des péchés de
chacun aux Dieux. Certains récits rapportent que les gens pensaient que ne
pas voir, entendre et dire le mal empêcherait les Sanshi d’écourter leur
vie.
«Les
singes en eux-mêmes ne sont apparus qu’au 14e ou 15e
siècle: il est probable qu’un jeu de mots ait été fait sur
zaru (forme négative archaïque) et saru (singe), ce qui aurait donné naissance
aux trois singes (les Sanzaru: « san » signifiant trois en
japonais) dans le culte Koshin. Ils sont devenus une façon d’incarner la
croyance, comme un logo. Comme le M de McDonald», tente Emil Schuttenhelm.
See
no evil
Les
représentations des trois singes sont devenues fréquentes pendant la période
Muramochi (1336-1573): la plus célèbre se trouve au Nikkō
Tōshō-gū (1636) mais le symbole se
retrouve sur des milliers de stèles en pierre, parchemins et sculptures en
bois à travers le pays.
L'une des plus anciennes représentations connues des
trois singes, au Nikkō Tōshō-gū, l'un des Sanctuaires et
temples de Nikkō au Japon - Flickr/kallu
Depuis,
les trois singes ont été reproduits à l’infini, des figurines aux emojis,
sans oublier les multiples clins d’oeil de la pop culture, de La Planète
des Singes à Friends, parmi des dizaines d’autres…
A Central Perk... -
Friends... ou durant le procès
de Taylor - La Planète des Singes, Schaffner, (1968)
La
statue fétiche de Gandhi?
«See
no evil, hear no evil, speak no evil», ou en français «ne pas voir le mal, ne
pas entendre le mal, ne pas dire le mal»: voilà le dicton passé dans le
langage courant. Ce qui n’a rien à voir avec l’idée de «fermer les yeux» sur
le mal, mais bien plutôt avec celle de ne pas se laisser atteindre par le
mal, un message fondamentalement positif.
«Pourquoi
Gandhi aurait-il gardé toute sa vie une petite sculpture des
trois singes avec lui, sinon?», note le
collectionneur, qui reconnaît volontiers ne pas accorder une importance
démesurée au message, et glisse:
«Certains
disent que ça a changé leur vie. Moi je crois que ça m’a surtout coûté
beaucoup d’argent!».
1.000
collectionneurs
Emil
estime à un millier le nombre de ses pairs collectionnant les trois singes,
«dont 200 sérieusement» (mais rassurez-vous, personne autant que lui). Un
tiers vient des Etats-Unis, un tiers de Hollande (une histoire de
liens commerciaux exclusifs entre Hollande et Japon au 17e siècle) et un
tiers du reste du monde».
Et
en France? Quasiment personne. Si ce n’est une collectionneuse qui n’a
que très peu d'adversaires à éliminer le dimanche sur les brocantes. Yvelyne
Auzou regroupe dans une pièce de sa maison en Picardie les 290 sculptures et
bibelots qu’elle amasse depuis 2009. «Mes petites filles refusent de dormir
dans cette pièce, s’amuse-t-elle, tous ces singes leur font trop peur.
En revanche elles ne se privent pas par SMS pour me les envoyer en
emojis».
La
prochaine réunion annuelle des
collectionneurs - c'est la tradition depuis 1993 - se tiendra du 8 au 11
juin, au Kansas. Avis aux amateurs. Seule consigne, n’allez pas relancer Emil
Schuttenhelm sur le débat des trois emojis (un ou trois singes?). Il
souffle:
«J’ai
trouvé ça tellement inutile! C’était fou de voir les gens débattre d’une
question qui pour moi n’en avait jamais été une. Je me réjouis que tant
d’attention soit donnée à nos trois singes, mais je ne suis plus tout jeune.
Ce n’était pas mon monde.»
Sa signature de mail est
plus cool que la vôtre. - DR
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